Nos amis les paysages

Certains paysages forcent sur la suspension hydraulique. Ils rappellent le démarrage des Citroën DS dans les polars français. Sans surprise ni hiatus géographique, la Côte d’Azur tape dans la mécanique et le jéroboam des gommes.

Devant un livre d’images ocre rouge exaltant le fabuleux relief tourmenté du désert de l’Utah, il est indispensable de préciser un point cognitif : un paysage peut être perçu comme magnifique, mais pour qu’il dépasse en beauté l’entendement immédiat, il doit toujours comporter une référence d’une certaine banalité – par exemple une piscine ou une chambre d’hôtel, un animal ou un parking.

Conformément aux aménagements du territoire à l’échelle nationale, les paysages de Hollande ont tendance à refaire surface. Ils constituent une sorte de toile flottante en attente d’être peinte sous la couche apprêtée des polders. Tulipes et moulins peuvent être considérés comme des hauts-reliefs.

Le charmant village de Cadaqués tient son originalité à son statut de Saint-Tropez raté, de décor hallucinatoire dans les zones minérales des toiles de Salvador Dali, et de lieu où les célébrités n’apparaissent plus, mais ont laissé une trace d’acide désoxyribonucléique. Si les paysages ont leur réputation, elle peut tout à fait avoir été acquise par déceptions successives.

Dans nombre de films hollywoodiens le paysage n’est rien, pas plus un décor qu’un emballage, une toile de fond qu’un contenu, mais un genre de tapis roulant ou de poubelle sans fond. Il n’est rendu à ses qualités que par la destruction qui l’attend, totale pour ne rien gâcher, se découvrant bouc émissaire.

Les paysages sans urbanité sont nuls, et non “avenues”.

Un paysage n’est jamais photogénique, encore moins esthétique ou transcendant, de surcroît il est à saisir comme dénué d’humour. On doit admettre, quand il pose devant l’objectif lui-même posé dans le paysage, qu’il divulgue une propension à l’indifférence. En principe, il n’y a aucune captation ni échange entre le sujet et l’objet, du moins tant qu’il n’y a pas d’action : quelque chose à faire ou à ne pas faire dans le paysage.

Les guerres offrent aux paysages l’opportunité de se refaire le portrait, même chose avec leurs réserves en bile noire ou en tonnes d’agent orange. Les ruines sont l’antimatière des paysages, et les décombres en effacent les traces. Ils deviennent des fragments posthumes. Le « Trümmerfilm » considéré comme l’un des Beaux-Arts. Les ruines sont le réel des larmes qui a dépassé l’entendement.

Rizières balinaises, hauts plateaux des Andes, lacs italiens, grottes du Waziristan, désert de Mojave, barrière corallienne d’Australie, sarcophage de Tchernobyl, Antarctique immaculé. Sur catalogue, tous les paysages affirment leur originalité, mais sous la pression du coefficient de dépaysement ils finissent par ne former qu’une destination unique.

L’ennui est la quintessence du paysage, c’est clairement la nuit qu’il est à son summum. Le comble serait un paysage en couple, estampillé familial, avec landau et couches.

Le prix du mètre carré façonne la beauté des dunes et des vagues. Rockaway Beach, autrefois réceptacle des pauvres, des cas sociaux et des indésirables de New York, vend au prix fort ses « bungalows sociaux » à l’abandon sur la plage. Le paysage passe d’infiniment triste à unique et enchanteur.

L’agence de notation Standard & Poor’s est sous une enquête de la Cour des comptes italienne suite à la dégradation de la note souveraine du pays. Elle n’aurait pas pris en considération : « l’histoire italienne, son patrimoine culturel et ses paysages, universellement reconnus comme le fondement de la force économique du pays ».

Les manifestations de la nature qualifiées de paysages sont autant de détenus torturés à qui on parvient à faire avouer tout et n’importe quoi, entendu que la signature extorquée est parfaitement inauthentique. Il n’y a pas de paysages, ils sont fabriqués de toutes pièces, ce sont des tableaux que seuls des faussaires contemplent.

Les paysages ont leur prophylaxie : réserves naturelles ; leurs terroristes : classés au patrimoine mondial de l’Unesco ; leurs SDF : calottes glacières ; leurs milliardaires : Palm Jumeirah Island extension de Dubaï. Mais aussi leur classe moyenne : Luberon ; leurs chômeurs en fin de droits : mer d’Aral ; leur peste bubonique : Vierge de Lourdes ; leurs peoples : marées noires.

Sous certaines conditions, on peut affirmer que les paysages sont en concurrence avec les visages humains. Symétriquement, ils entretiennent un doute sur leur capacité à voir et à être vus partout où ils se présentent face à face. Ils ont le lieu commun pour espace infini et l’altérité pour colline infranchissable.

C’est vus d’avion que les paysages sont en quelque sorte au sommet de leur forme. Pareils à de lointains jouets, solubles ou inactivés, ils viennent intriguer les destins, et n’ont plus que la peau sur les os, quand ce n’est pas les gencives à l’air.

Les grandes sociétés et multinationales achètent des monuments et des sites touristiques sur lesquels elles ont un droit de regard, l’exclusivité et parfois la propriété intellectuelle. Il est urgent d’admirer les paysages non soumis à une taxe, ou définitivement interdits à la jouissance, même après avoir été retirés de la circulation.

Les paysages meurent, ils sont rarement enterrés, les cadavres sont difficiles à déplacer, ils se confondent avec les vivants. C’est tout juste si les amis, les voisins et les collègues se déplacent pour les obsèques. On sent bien qu’ici Dieu a été beaucoup trop disséminé par une photogénie qui a rendu l’âme.

La nature est exactement comme l’art. C’est le spectateur qui fait le tableau. Nommément attribuée, cette idée en suppose une autre : les paysages ne sont que des éléments « retards ». C’est donc le tableau qui fait le spectateur.